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Villes/Nice/Université populaire/CR/492 mars - La non violence selon Etienne Balibar

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La non violence selon Etienne Balibar

492 mars (5 juillet 2017)

Son de l'atelier

A venir après l'atelier.

Présentation

Présentation d'Etienne Balibar et introduction à ses concepts autour de la violence par Ayça

Qui est Etienne Balibar ?

Balibar est un philosophe né en 1942. Il est aujourd’hui professeur émérite de l’université de Paris-X-Nanterre et professeur à l’université de Californie d’Irvine. Il travaille sur des sujets comme la montée du Front national, les politiques migratoires, le foulard islamique, la constitution européenne, la « citoyenneté universelle », « l’extrême violence », et sur des philosophes comme Spinoza, Rousseau, Hegel. Il faisait partie du parti communiste en 1961 et était engagé contre la guerre d’Algérie mais il en a été expulsé en 1981 du fait de ses critiques sur les positions internes du parti à l’égard des étrangers. Il pense que les groupes d’appartenances comme la nation, le peuple ou la classe sont des « entités imaginaires » qui excluent forcement les « autres » qui sont par exemples « étranger-e-s, minorités, femmes ou les anormaux » etc. Parmi ses œuvres, on compte notamment sa contribution dans « Lire le Capital » coécrit avec Louis Althusser, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière. (Il a été d’ailleurs l’élève d’Althusser) ; « Race, nation, classe » coécrit avec Wallerstein ; « la philosophie de Marx » ; et « Violence et Civilité ».

Moi-même je n’ai pas encore lu de ses livres, mais c’est grâce à Pinar Selek et aussi à Alessio que j’ai entendu l’ampleur de ses travaux. J’ai préparé cette présentation à partir des articles qui sont écrits sur ses théories dans la revue « Rue Descartes » publié en 2015 (numéro 85-86) ; d’une présentation écrite du « Violence et Civilité » faite par Macherey (avec qui il a écrit Lire le Capital) ; et un compte rendu écrit par Todd May de l’Université de Clemson. C’est-à-dire que cette présentation ne prétend pas du tout être 100% conforme à ses réflexions. Si jamais il y en a parmi vous, (je sais que Roman a préparé aussi quelque chose, merci Roman !) qui ont travaillé ses ouvrages et qui voudraient corriger ou compléter ce qui a été dit dans cet exposé, je leur serai reconnaissante puisque je n’ai pas lu de ses livres, je ne vais pas présenter son livre mais ce que j’ai compris de ses réflexions sur la violence et « l’anti-violence », un concept sur lequel nous allons revenir plus tard.

Violence et violence extrême

D’abord, qu’est-ce que la violence pour Balibar ? Todd May dit que Balibar ne donne pas une définition précise. Je vais traduire un petit paragraphe de son compte rendu qui me semble être un bon début pour rentrer dans la pensée de Balibar.

« Qu’est-ce que la violence ? Balibar ne le dit pas. Il souligne qu’il existe de multiples formes de violence et ses exemples comprennent non seulement la violence physique mais aussi l’exploitation dans son sens Marxiste, la domination, la marginalisation, et la dégradation. La plupart de ses derniers phénomènes sont rassemblés sous le titre de la « violence structurale », un terme auquel Balibar ne fais recours qu’occasionnellement. (Ayça : on peut se rappeler la violence symbolique de Bourdieu par exemple) Cependant, ce qui semble être le plus intéressant pour lui est les deux formes « extrêmes » de la violence, de ce qu’il appelle la cruauté. Ces deux formes sont souvent entremêlées mais il insiste sur la nécessité de les reconnaître dans leurs spécificités qui les distinguent l’une de l’autre. C’est ce qu’il appelle la violence « ultraobjective » et la violence « ultrasubjective ». » 

Ou encore une citation de la présentation de Pierre Macherey :

« Que faut-il entendre par violence ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question, car la violence en tant que telle, ça n’existe pas, et c’est de ce constat que doit partir une politique qui se veut « réelle », en ce sens qu’elle se joue sur terre en fonction d’enjeux concrets, et non dans le ciel des idéalités abstraites. Ce qui existe, ce sont les différentes formes de violence, qui peuvent être distinguées, en particulier, par leur degré d’intensité, par le contenu sur lequel elles se fixent objectivement et par la manière dont elles se réfléchissent subjectivement. »

Avant de rentrer dans la distinction qu’il fait entre ces deux formes de violence extrême, voyons comment il arrive à différencier la violence ordinaire de la violence extrême. Ce qu’il appelle la violence extrême ou la cruauté n’est donc pas tout à fait la même chose que la violence ordinaire. Je vais citer Possenti, et ça va être une longue citation mais elle me semble très clair :

« …Dans ce monde de globalisation néolibérale, on voit se multiplier les formes de violence « extrême » ou « excessive », c’est-à-dire des formes qui vont bien au-delà de la simple volonté d’aboutir à un résultat dans un conflit politique. Les formes traditionnelles de violence sont instaurées par qui détient le pouvoir, ou par qui veut exercer un contre-pouvoir, dans un conflit politique où entrent en jeu des intérêts déterminés, des besoins particuliers ou des exigences bien précises : le but étant celui d’obtenir certains résultats d’un conflit de type ordinaire ou dans des cas limites, comme dans le cadre d’un « état d’exception ». A la différence de ces dernières, les formes de violence extrême n’ont pas d’objectif précis : l’acharnement gratuit contre un ennemi devenu inoffensif et sans défense, comme l’exploitation d’un travailleur au point de le rendre improductif, n’obtiennent aucun résultat spécifique. D’ailleurs, pourrions-nous ajouter que l’utilisation systématique de la violence extrême met en évidence son caractère profondément antipolitique : son effet le plus caractéristique est bien celui d’anéantir les êtres humains et leur capacité d’agir. La violence extrême, pour le dire en d’autres termes, nous empêche de devenir des sujets politiques (…) Le seuil qui sépare la violence ordinaire de la violence extrême concerne – elle cite Balibar – « l’anéantissement des possibilités de résistance à l’excès de pouvoir ou à la violence elle-même ». La violence extrême frappe notre capacité d’agir, une capacité qui fait de nous des sujets pleinement humains. Pour les victimes de la violence extrême – elle le cite à nouveau – « il n’existe pratiquement aucune possibilité […] de se penser et de se représenter en personne comme sujets politiques, capables d’émanciper l’humanité en s’émancipant eux-mêmes ». Il ne s’agit pas seulement de millions d’hommes et de femmes qui, dans le monde actuel, continuent à perdre des droits fondamentaux ou ne cessent de subir de graves injustices ; au-delà et au-dessus de tout cela, il s’agit de millions de femmes et d’hommes qui ne peuvent même pas concevoir la possibilité d’agir politiquement. La crise de la politique relève de formes sociales qui permettent à la violence extrême et à ses puissants effets de dé-subjectivisation [la perte de la capacité d’agir en tant que sujet] de s’installer. »

Subjectivation : « se penser et se représenter en personne comme sujets politiques, capables d’émanciper l’humanité en s’émancipant eux-mêmes. »

Autrement dit, la violence extrême peut être caractérisée par le fait qu’elle rend les individus incapables d’agir politiquement. La douleur physique et psychique qui en résulte ne font pas partie des critères de son évaluation, ni les contextes dans lesquels elle apparaît. Ce que Balibar retient c’est son caractère profondément antipolitique mais il faut souligner peut-être un point très important. La politique dont il parle n’est pas la politique des politicien-ne-s, il pense plutôt à Hannah Arendt. Selon elle, la politique ne se réduit pas aux pratiques officielles (le vote, participation aux partis politiques etc.). La politique est quotidienne, elle concerne la vie ordinaire et le vivre ensemble quotidien. Je cite de nouveau Possenti : « L’excès de violence politique ou sociale se manifeste certainement dans des situations extrêmes mais aussi quotidiennes selon des modalités et des intensités très différentes. Mais le dénominateur commun reste que toutes les formes de violence extrême déclenchent le besoin de dépendance symbiotique et d’adaptation « à n’importe quoi », rendant difficile le fait de nous penser et de nous représenter comme des citoyens sujets. » et donc aussi de résister, de réagir, de revendiquer de changer etc.

Il me semble que chez Balibar il ne s’agit pas d’opposer la violence ordinaire à la violence extrême. Les critères pour reconnaître la violence extrême sont différents et avant tout « politiques ».

Exemple de violence extrême : le travail.

« Le travail peut également devenir le terrain d’une violence sociale hors du commun, qui vise non seulement à l’exploitation, à la surexploitation, mais aussi à la violence de l’inutilité et qui, en ce sens, tend vers l’extrême, vers l’anéantissement de toute possibilité de résistance (Hannah Arendt n’aurait pas dit « capacité de résister », mais capacité de penser, d’agir, de juger). Ce n’est pas un hasard, dans cette perspective, que l’animal laborans fait l’expérience, pour Arendt, de l’esseulement (loneliness), c’est à dire de ce qui prépare les individus pour la domination totalitaire dans un monde non totalitaire »

Violence ultraobjective / violence ultrasubjective

Définitions : La « violence extrême ultra-objective » relève de la violence structurale « excessive » du nouveau capitalisme global. Elle impose ses lois mécaniquement, produisant ainsi l’excès objectif et insensé d’une exploitation qui anéantit ses propres « ressources humaines » ainsi que tout l’environnement planétaire. La deuxième, la violence ultra-subjective, relève, quant à elle, des formes « excessives » de la violence communautaire : l’excès subjectif dépend dans ce cas-là, d’obsessions paradoxales de pureté, qui anéantissent une altérité nécessaire à la définition même de l’identité. (Posenti)

(citation de Balibar par Todd May) :

« the first [ultraobjective] kind of cruelty calls for treating masses of human beings as things or useless remnants, while the second requires that individuals and groups be represented as incarnations of evil, diabolical powers that threaten the subject from within and have to be eliminated at all costs, up to and including self-destruction. (52) 

Or again:

one of which [ultraobjective] proceeds by way of an inversion of the utility principle and the transformation of human beings into not useful commodities but disposable waste, while the other proceeds by installing in place of the subject's will the fetishized figure of an 'us' reduced to absolute homogeneity. (61) »

La civilité

La violence est un état du monde. Question importante : qu’est-ce qu’on peut faire face à cet état du monde ? Il est impossible d’en finir avec la violence.

Différentes formes de prise de position :

  • a) contre-violence : par exemple les pratiques révolutionnaires, anarchistes. Balibar ne pense pas que nous pouvons convertir la valeur « négative » de la violence à une valeur « positive » pour le légitimer et pour légitimer l’action politique.
  • b) non-violence : Balibar pense que la non-violence est une utopie. Nous ne pouvons pas exclure la violence de la vie politique. « La démocratie selon Balibar n’est pas un régime politique stable mais un mouvement de dépassement permanent de ses propres contradictions » (Universalis, Patrice Maniglier)
    « Balibar, tout en prenant au sérieux la tentative de Gandhi, parle des limites de la solution de la non-violence. Il souligne que la non-violence a réussi à chasser les Anglais des Indes mais n’a pas pu mettre fin aux autres rapports de domination. » (Pinar Selek)
  • c) anti-violence : civilité. Selon Balibar la civilité est « l’ensemble des stratégies politiques (et des conditions de possibilité de la politique) qui répondent au fait que la violence, sous diverses formes, excède la normalité. » (Balibar 2010 : 101).
    Il s'agit d'écarter au moins temporairement, par tous les moyens possibles, la venue de l'extrême violence dans les institutions. Il y a un flou volontaire autour de cette notion parce que Balibar veut que la civilité soit conçue «comme une « politique » au sein même de la politique"», pour que son contenu soit mis en réflexion permanente et constamment adapté à la situation concrète.

Civilité ? comment en faire l’usage ?

Macherey:

"Comprenons que la civilité ne se substitue pas aux institutions : elle ne prétend pas instaurer un régime d’anarchie qui aboutirait à une destruction complète du tissu social, lacéré et dispersé de part en part s’il n’était plus contenu par aucune règle. La civilité ne remplace pas les institutions : mais elle en corrige les effets négatifs, qui marquent le retour de la violence dans les formes mêmes qui prétendent les contrer.
De ce point de vue, l’idée centrale défendue par Etienne Balibar est celle d’un « espacement » de la violence, dont la civilité ouvre précisément la perspective. Aucune politique ne supprimera la violence, qui, il ne faut pas se le dissimuler, représente l’état naturel de la vie sociale : et, lorsqu’elle prétend le faire, la politique joue les apprentis sorciers, en ouvrant la voie à un retour de la violence sous les formes les plus extrêmes, où elle est devenue incontrôlable. Espacer la violence, c’est s’employer à l’empêcher de faire faisceau, ce qui arrive lorsque ses formes ultra-subjectives et ultra-objectives en viennent à fusionner dans l’esprit et dans les comportements de ceux qui, pour leur malheur, sans rien comprendre à ce qui leur arrive, en subissent les effets. La dimension philosophiquement sceptique de la réflexion politique d’Etienne Balibar a déjà été soulignée : précisément, dans l’usage qu’il en fait, la catégorie de civilité est ce qu’on peut appeler une catégorie sceptique, qui remplit avant tout une fonction suspensive, interrogative, et non fondationnelle. Vue sous cet angle, cette notion, en dépit de la difficulté qu’il y a à la définir, à lui donner un contenu bien délimité, définitivement arrêté, révèle sa fécondité : son caractère vague, qui la dessert à première vue, se retourne à son avantage. C’est ce que veut dire Etienne Balibar lorsqu’il écrit :
« Ce qui m’intéresse, au fond, c’est le pluralisme intrinsèque de la notion même de civilité, à partir du moment où on tente de la concevoir comme une « politique » au sein même de la politique… La multiplicité des stratégies de civilité concevables constitue par elle-même une façon de réfléchir sur la complexité du problème que pose « l’ouverture de l’espace politique », ou sa réouverture… (Si elle est utile) c’est aussi pour essayer de comprendre ce qui a lieu « entre » les perspectives stratégiques, aux points de leur interférence et de leur disjonction, et qui est l’objet même d’une philosophie de la pratique. » (p. 163)"

Les stratégies de civilité : une politique des identités ? par Cécile Lavergne

Lien de l'article : http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RDES_085_0164

Dans cet article Cécile Lavergne propose de clarifier le concept de civilité à travers la référence aux identités des gens. Ce qu'elle appelle identité c'est les "identifications collectives sans lesquelles il ne peut y avoir de solidarité, de communauté".

Il ne s'agit pas de faire appel à une politique des identités qui serait gérable et planifiable par l'Etat, mais un jeu dialectique des identités que la multitude doit pratiquer pour éviter de tomber dans les deux travers de l'identité :

  • la rigidification radicale de l'identité, qui donne la violence ultra-subjective avec le nationalisme, racisme, extermination etc.
  • et la dissolution de l'identité, qui donnerait la violence ultra-objective des structures capitalistes marchandes, avec des sujets incapables d'y résister, n'ayant plus d'identité collective.
"La civilité est donc ce mouvement simultané d’identification et de désidentification qui doit s’opérer au sein de la multitude : elle est distanciation critique au sein même des identifications collectives sans lesquelles il ne peut y avoir de solidarité, de communauté. Elle est une réflexivité critique des sujets en lutte face à la puissance du collectif, sans se réduire à un individualisme stratégique."

Elle insiste aussi sur le fait que la civilité "ne se planifie pas, ne se décrète pas", au risque d’accroître la possibilité d'extrême violence. Elle doit toujours être le résultat de l'action réelle des gens, en fonction de leur situation.

Ensuite elle nous propose d'essayer de repérer des stratégies de civilité dans les révolutions arabes, à travers le cas de l'Egypte notamment analysé par la philosophe Judith Butler, en prenant le cas de l'occupation de la place Tahrir à partir du 28 janvier 2011 jusqu'à la destitution de Moubarak.

Elle nous dit :

"En effet, elle insiste sur deux aspects de cette mobilisation qui sont des indices de l’expérimentation de la civilité. En premier lieu, la sociabilité qui s’est organisée sur la place pour rendre possible l’occupation était d’emblée égalitaire : elle rompait avec la division du travail genrée, en imposant des rotations concernant les tâches de care (rangement, nettoyage, cuisine) et les prises de parole publiques qui ne reconduisaient pas les divisions entre les sexes. Ce qui signifie que la forme sociale de la résistance s’est structurée autour de principes d’égalité concernant à la fois ce qui relevait des revendications, et des actions contre le régime, et de l’organisation concrète de l’occupation. Elles remettaient en cause la distinction public/privé. Et elles incorporaient, dans la forme sociale en train de s’inventer collectivement, les principes pour lesquels les manifestants se battaient dans la rue : elles institutionnalisaient dans leurs pratiques l’égaliberté."

[pour info la notion d'égaliberté est définie par Etienne Balibar qui nous dit : « il n’y a pas d’égalité sans liberté et réciproquement. En conséquence, nul ne peut être libéré par un autre que lui-même, mais aussi nul ne peut se libérer sans les autres (ce que j’ai proposé d’appeler la proposition de l’égaliberté). »]

"En second lieu, même si les manifestants ont été contraints d’utiliser la violence comme répertoire d’action, notamment contre les militants pro-Moubarak qui ont assiégé Tahrir lors de la nuit du 28 janvier 2011, Butler insiste sur les chants pacifiques, en particulier le mot d’ordre « Silmiyya » qui signifie être en sécurité, innocent, irréprochable, de silm, qui signifie paix, mais aussi « la religion de l’islam ». Ces chants ont fonctionné comme une maitrise de la violence. Ils rappelaient que le but de la mobilisation n’était pas la haine ni l’affrontement, mais l’institution de l’égalité. Leur importance se justifie en regard d’une philosophie des affects. Butler insiste sur les affects positifs pour montrer qu’ils sont déterminants en politique. Ils favorisent en effet l’émergence d’une identité collective émotionnelle qui, loin de devenir exclusive et monopolistique, comme dans les processus de contagion de la haine, instituent affectivement le principe selon lequel la violence ne doit jamais devenir une fin en soi. Ces chants portent des logiques d’identification à un « nous » qui n’est pas circonscrit par une identité nationale, de genre, de classe, mais ouvert à l’alliance des différents modes de subjectivation militants. Associés à des pratiques de mobilisation qui instituent la prise en charge collective de la précarité des vies, ils montrent l’intérêt de penser la civilité dans une politique des corps et des affects"

Une réponse féministe à "Violence et civilité" d'Etienne Balibar par Zeynep Direk

Lien de l'article : https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RDES_085_0088

D'abord Zeynep Direk explique quels sont les principes de non violence chez Etienne Balibar. Il s'agit de dire que les institutions sont fondées sur la violence, et que donc il ne peut pas être question de s'en débarrasser complètement. On peut en revanche opter pour une violence moindre et pour des institutions qui donnent la possibilité de faire de la politique.

Il s'agit de critiquer la contre-violence marxiste, du fait de laquelle "le sujet révolutionnaire se trouverait inévitablement transformé jusqu’à la perte du sens de sa pratique. Autrement dit, la contradiction entre les fins et les moyens pousserait l’agent à se trahir, à s’aliéner, donc à la perdition de soi-même". En adoptant une posture de civilité plutôt que de contre-violence, on lutte contre le capitalisme comme système de fonctionnement créateur d’oppression et de violence extrême. La civilité est violente aussi (puisque tout est violent au sein de nos institutions), mais elle est permet de faire de la politique, de créer des alternatives, contrairement à la violence extrême vers laquelle tend le capitalisme, et qui elle bloque toute possibilité de progrès.

Pour donner des exemples de violence extrême, on peut par exemple prendre le cas des guerres où certaines populations sont déshumanisées au point qu'on puisse les exterminer en masse. La violence extrême est le fait de détruire l'autre comme personne capable de faire des choix et d'avoir un discours politique, le déshumaniser complètement.
Comme autre exemple de violence extrême on a aussi le nationalisme, le racisme, et le traitement qu'on réserve aux migrants en Europe par exemple, où on préfère les jeter à la mer plutôt que de les traiter comme des êtres humains.

Zeynep Direk propose ensuite d'utiliser le concept de violence extrême dans le cadre privé, dans les relations familiales de la violence domestique. En se basant sur le féminisme radical, elle dit que la famille est une institution patriarcale d'opression, dans la même logique que les autres institutions capitalistes d’oppression, et est à ce titre génératrice de violence extrême des hommes envers les femmes et enfants.

Pour illustrer la manifestation de cette violence extrême, elle dit que les femmes deviennent ultra-objectives, et perdent leur transcendance au profit de la seule immanence (elle utilise ces concepts empruntés à Simone de Beauvoir) :

"Comme elle le dit dans Le Deuxième Sexe, la transcendance appartient à l’être humain. La perte de la transcendance est pour la femme, la perte de la liberté humaine, l’obstruction par des structures sociales et historiques de la capacité à créer une œuvre, une institution, quelque chose de permanent dans le monde au delà du domaine privé où elle est prise par la routine dans laquelle elle donne des soins aux autres membres de la famille. Dans la perte de transcendance, la femme devient un être exploité dans la dimension immanente de son être. Cette immanence n’est ni de nature ni d’essence mais elle est l’expulsion de l’égalité et de la liberté de cet être dans son engendrement comme commodité, objet de possession. L’immanence dans la vie privée peut se transformer en une prison dont un être exposé à la violence extrême ne peut s’évader ; c’est un lieu de torture incessante."

Et cette violence domestique est ancrée partout. L'homme exerçant un rôle de dominant pouvant exercer la violence extrême dans son foyer peut aussi le faire ailleurs, à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Même dans l'armée où il n'y a pas de femmes, les personnes dominées sont féminisées (comme le remarque Pinar Selek).

Elle tente ensuite de montrer comment la souveraineté de la majorité devient une domination ou une dictature masculine. Elle utilise pour ça le concept d'homme jetable qu'Etienne Balibar a repris à Bertrand Ogilvie. L'homme jetable est celui qui n'est plus simplement exploité par le capitalisme, mais qui perd sa place dans cette société, dont plus personne n'a besoin, et qui est simplement exclu, plongé dans la misère et complètement délaissé.

Pour expliquer pourquoi la dictature des masses perdure alors qu'une quantité croissante de personnes sont dans la catégorie jetable, elle dit :

"Mais on peut aussi faire appel à l’admiration et à la fascination que l’homme, qui, perdant sa puissance économique et ses espoirs futurs, peut éprouver face à la spontanéité, au libre arbitre et à l’aisance de comportement par le biais desquels le souverain se manifeste au cours de l’exercice de son pouvoir en exerçant l’extrême violence. Cette fascination procure une récompense et il est possible d’élargir cette violence extrême en la transposant dans le domaine privé où l’homme se sent au-delà de tout questionnement."

Et plus loin elle dit :

"La violence émane du haut vers le bas, mais elle s’infuse aussi dans les nervures les plus fines de la société, elle n’arrête pas de pénétrer les relations interhumaines civiles les plus ordinaires et au quotidien"

Tout le monde subit l’oppression structurelle du capitalisme, mais les hommes ont au moins une femme sur laquelle exercer eux-mêmes une violence extrême, et c'est le seul moment où ils peuvent se subjectiver pour se satisfaire de leur sort misérable d'homme jetable.

Pour conclure elle dit que les femmes qui subissent la violence extrême créent de nouvelles formes d'action comme des réseaux de solidarité, un nouveau langage etc. Malgré la difficulté, elles ne cessent pas leur contestation.

[Est-ce que c'est un moyen pour dire qu'elles sont dans la civilité au lieu d'être dans la contre violence ? Peut-on être dans la civilité alors qu'on est déjà plongé dans la violence extrême ?]

La violence ? Quelle violence : réponse de Georges Labica à la conférence d'Etienne Balibar de 2004

Lien de l'article : http://www.lahaine.org/labica/b2-img/labica_violence.pdf

George Labica écrit sa réponse suite à une conférence de 2004 d'Etienne Balibar, où Balibar présentait Lénine et Gandhi comme "les deux plus grandes figures de théoriciens-praticiens révolutionnaires de la première moitié du XXème siècle". Labica est mort en 2009, donc avant que paraisse le livre Violence et Civilité (2010).

Il dit d'abord que cette idéologie de la non violence est caractéristique de notre époque en citant plusieurs penseurs de ce courant, et dit qu'il comprend en partie pourquoi : notamment parce que la violence ne fait qu'exploser comme jamais auparavant l'humanité n'en a connue, et aussi de par les expériences des mouvements communistes qui ont généré beaucoup de violence.

Mais pour lui la non violence ne tient pas parce que le concept de violence est fondamentalement creux, c'est là son argument central.

"La violence n'est pas un concept. Le terme renvoie à une multitude de formes, des sanglantes aux paisibles, de la bombe à la discipline d'usine, du meurtre d'un forcené à l'existence du système, à savoir les rapports capitalistes de production. Pourtant, il n'est d'autre violence qu'en situation."
"Opposer violence et non violence, fût-ce en stipulant qu'il s'agit d'action de masses, c'est soit nager en pleine métaphysique, soit ériger sa candeur en argument, soit dissimuler son impuissance, sa démission, son acquiéscement à l'ordre établi ou toute autre arrière-pensée. La violence ne peut se passer d'une qualification quelle qu'elle soit. La définir par "la force" ne fait que déplacer le problème. La plupart des dictionnaires et même des livres qui prétendent la prendre comme objet exprès se dispensent de la définir et se bornent à des énumérations descriptives selon les différents domaines, dont le structurel (le système) est en général exclu. La belle âme n'a pas de mains, c'est bien connu"

Il rappelle ensuite que les intellectuels latino-américains sont en général peu favorables aux thèses révolutionnaires exclusivement non violentes à cause de la situation difficile réelle que vit le peuple et à laquelle la non violence ne permettrait pas de répondre. Et Il rappelle aussi que la plupart des théoriciens de la non violence ont fini par soutenir des actions violentes en donnant plusieurs exemples, y compris une citation de Gandhi qui disait "Si il n'y a de choix qu'entre la violence et la lâcheté, je conseillerais la violence".

Et enfin le 2ème point qu'il évoque c'est que la violence n'est pas un choix. Quelle que soit la forme de la violence, qu'elle soit pacifique et structurelle (il rappelle que la pauvreté est une des pires violences qui soit) ou militaire et brutale, c'est en dernier ressort les dominés qui payent le plus cher. Ils ne choisissent donc pas la forme brutale de la violence mais doivent l'adopter parfois en fonction des nécessités de la situation.

"La lutte des masses, car elle existe bel et bien, au premier chef, de l’Amérique latine et au Moyen-Orient, se développe selon une dialectique alternant violence et non-violence, cette dernière toujours préférable et préférée pour l'économique des victimes véritablement innocentes celles-là qu'elle représente. "La violence est juste où la douceur est veine" fait gentiment dire Corneille à un des personnages de son Héraclius. Traduisons : le rapport de forces décide de la nature des luttes, tantôt politiques, économiques ou sociales, tantôt armées. Le stratège, au besoin, et quand il est là, n'a d'yeux que pour la conjoncture, "l'analyse concrète de la situation concrète". Il n'a jamais le choix entre "la violence; loi de la brute et la non-violence, loi de l'homme" (Gandhi) : qui sérieusement voudrait dépouiller l'homme pour la brute ? L'unique finalité d'un choix consiste à désarmer les masses."

Discussion

A remplir à partir du CR et/ou du son après l'atelier.