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Villes/Nice/Université populaire/CR/331 Mars - Dette, 5000 ans d'histoire, chapitre 4 et 5

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Dette, 5000 ans d'histoire, chapitre 4 et 5[modifier | modifier le wikicode]

331 Mars (25 janvier 2017)

Présentation[modifier | modifier le wikicode]

Chapitre 4 : Cruauté et rédemption[modifier | modifier le wikicode]

On avait vu dans les chapitres 2 et 3 deux récits d'origine de la monnaie : le mythe du troc qui dit que la monnaie aurait été inventée pour faciliter le troc entre voisins, et la théorie de la dette primordiale qui dit que la monnaie émise par l'Etat est la conséquence d'un rapport moral d'endettement des hommes envers l'univers, canalisé dans la société. On peut constater en fait que les deux ne sont pas si éloignés que ça l'un de l'autre... Graeber nous propose de jeter un oeil au livre "La généalogie de la modale" écrit par Nietzche en 1887. Nietzche part des mêmes prémisses qu'Adam Smith, c'est à dire le fait que le penchant pour les échanges a toujours existé chez les hommes, mais les pousse encore plus loin. Il affirme que c'est carrément l'achat et la vente qui ont précédé toutes les relations humaines. Tout système de comptabilité crée alors selon lui des débiteurs et créanciers et c'est de cette situation que nait la morale humaine. Et quand les hommes forment une tribu, la tribu leur apporte la paix et la sécurité, et ils ont donc aussi une dette à son égard. Ils la remboursent alors en obéissant à des lois, en faisant des sacrifices etc... pour rembourser les ancêtres à qui ils doivent toujours plus.

  • p 97 : Autrement dit, pour Nietzche...

Tout ça parait sensé mais le problème c'est que la prémisse de Nietzche est délirante (toutes les études anthropologiques montrent que l'achat et la vente ne précédent 'pas' toute organisation sociale). Mais Graeber pense que Nietzche savait qu'elle était délirante et a fait exprès de la pousser le plus loin possible. Il est parti d'un postulat bourgeois classiquement admis (le fait que les hommes sont par nature des machines calculatrices, cherchant leur intérêt personnel commercial), et l'a amené sur un terrain qui choque le même public bourgeois.

Mais son raisonnement reste ancré dans les limites de la pensée bourgeoise. Si on sort de ces limites, on peut par exemple aller chercher l'Inuit du Groenland rendu célèbre par l'auteur danois Peter Freuchen.

  • p 98 : Freuchen raconte qu'un jour...

Le chasseur affirme qu'on est véritablement humain non pas quand on fait des calculs économiques, mais quand on refuse de les faire. Et on retrouve ce raisonnement chez de nombreuses tribus de chasseurs égalitaires à travers l'anthropologie. Nous avons divers penchants, celui de calculer en est irrémédiablement un, mais un parmi tant d'autres. Nous en avons bien d'autres et c'est à nous de choisir ceux que nous mettons à la base de notre civilisation.

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Ce que nous apporte l'analyse de Nietzche ici c'est que si on part du postulat que la pensée humaine est fondamentalement une question de calcul commercial, alors quand nous commençons à penser notre relation avec le cosmos, nous la concevons nécessairement en terme de dette. C'est en ça que la théorie de la dette primordiale est liée aux histoires imaginaires d'Adam Smith avec les primitifs jouant aux boutiquiers entre eux en troquant une flèche contre un peu de gibier.

Mais Nietzche facilite aussi la compréhension de la notion de rédemption qu'on retrouve à travers la plupart des grandes religions. La raison est en fait que ces religions sont nées au milieu d'intenses polémiques sur le rôle de la monnaie et du marché dans la vie humaine. Il est difficile de retrouver le contexte de ces polémiques et d'interpréter correctement les allusions des textes de l'époque. Dans la bible par exemple, les mots hébreux 'padah' et 'goal' sont traduits par rédemption, et ils pouvaient désigner le rachat de quelque chose qu'on a vendu, ou la récupération d'un objet détenu en gage par des créanciers. ... Et il semblerait que ce soit surtout la rédemption des gages, et surtout des membres de la famille détenus en gage pour dettes qui ait été dans l'esprit des prophètes de l'époque. A l'époque, les royaumes hébreux commençaient à développer des crises comme celles de Mésopotamie où les paysans finissaient en péonage parce qu'ils ne pouvaient pas rembourser leurs dettes, leurs enfants devaient alors aller servir de domestiques chez les créanciers fortunés.

Le livre de Néhémie extrait de la bible nous l'explicite un peu (Néhémie était devenu gouverneur de sa Judée natale en 444 av JC):

  • p 101 : D'autres disaient : ...

Quand il a été nommé gouverneur il s'est empressé d'annuler toutes les dettes pour que tous les tenus en gage puissent rentrer chez eux. Mais il a aussi remis en place des anciennes lois juives. L'une des plus célèbres est le Jubilé qui dit qu'on annule toutes les dettes dans l'année du Sabbath (c'est à dire au bout de 7 ans), et donc ceux qui sont en servage seraient relâches. En fait le mot liberté dans la bible comme en Mésopotamie, signifie avant tout "libération des effets de la dette". L'histoire même du peuple juif a été interprétée sous cet angle avec la libération de la servitude d'Egypte qui était la rédemption initiale, suivie de la rédemption finale avec l'arrivée du Messie qui effacerait définitivement toutes les dettes dans un Jubilé final, mais seulement après un repentir des Juifs pour leurs pêchés (pour s'être asservis entre eux).

On peut alors se poser la question de ce qui est possible dans l'intervalle entre les deux rédemptions. Jésus joue explicitement avec le problème dans l'une de ses paraboles :

  • p 103 : A ce propos...

On a ici le roi qui veut régler ses comptes avec ses serviteurs (ce qui en soi est absurde vu qu'ils ne sont pas sur un pied d'égalité), et ça devient encore plus absurde vu le montant. Dire en Judée de l'époque qu'on doit 10 000 talents c'est come dire aujourd'hui qu'on doit 100 milliards de dollars. Le serviteur répond "100 milliards ? Bien sûr je peux rembourser sans problème, laissez-moi juste un peu de temps.". Puis le seigneur efface la dette dans un élan de générosité, mais à la condition, inconnue du serviteur, que celui-ci en fasse de même. N'ayant pas fait de même, le serviteur est alors précipité dans l'enfer pour l'éternité. (ou jusqu'à ce qu'il ait remboursé, ce qui revient au même) La chose intéressante que cette parabole suggère c'est surtout l'idée qu'il n'est pas possible d'effacer les dettes en ce monde. Et avec ça on peut politiquement justifier à peu près tout ce qu'on veut comme domination...

Les chrétiens disent à chaque fois qu'ils récitent le Notre Père : "Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs." et pourtant la plupart des chrétiens qui récitent ça savent bien qu'ils ne remettent pas leurs dettes à leurs débiteurs, alors pourquoi Dieu devrait leur pardonner leurs pêchés ? Les religions mondiales regorgent d’ambiguïtés de ce genre : d'un côté elles sont des cris de révolte contre la marché, de l'autre elles ont tendance à formuler leurs objections en termes commerciaux en comptabilisant les pêchés, mais avec l'idée sous-jascente que si on rentre dans ce jeu de la comptabilisation c'est qu'au fond on n'est de toute façon pas dignes de pardon.

En fait quand on parlait de monnaie dans les époques antiques, c'est certainement pas aux relations de voisinage qu'on pensait. A la limite on pouvait penser aux ardoises de dettes des commerces locaux, mais surtout on pensait à la vente des esclaves, à la rançon des prisonniers, la corruption des fermiers généraux, au prêt à intérêt, au vol et à l'extorsion, à la vengeance et au chatiment, et surtout la tension entre la nécessité de la monnaie pour créer les familles (acquérir une épouse, avoir des enfants), et l'usage de cette même monnaie pour détruire des familles (créer des dettes qui finissent par vous enlever cette épouse et ces enfants).

"Il en est parmi nos filles qui sont asservies ! Nous n'y pouvons rien.", écrivait Néhémie. Pour un père dans une société patriarcale où la capacité à protéger sa famille est tout, avoir sa fille asservie à son créancier c'était comme être dans la situation du le serviteur de la métaphore de Jésus : plongé en enfer pour tout le restant de sa vie. Et c'est pourtant ce qu'ont vécu des millions de personnes à travers des centaines d'années. On pourrait objecter que c'était une situation qui était perçue comme normale, au même titre que l'esclavage ou le système de caste où les dominés depuis toujours avaient accepté leur sort. Mais il semblerait que la situation découlant des dettes aient reçu l'oreille attentive des prophètes qui rédigeaient leurs livres, contrairement à celle des esclaves ou celle des castes inférieures dominées, qui souffraient pourtant tout autant.

La raison principale est probablement que la relation débiteur/créancier a lieu entre personnes de statut égal. D'un côté le débiteur qui ne peut pas rembourser manque à sa parole en ne respectant pas le contrat, et donc se sent d'autant plus responsable de la situation quand ses enfants sont saisis, mais d'un autre côté il peut reprocher au créancier des fautes morales du à leur égalité présumée : "Nous avons la même chair que nos frères, nos enfants valent les leurs." Dans le cas de l'ancien testament les débiteurs avaient un argumentaire très puissant en rappelant que les Juifs avaient tous été esclaves en Egypte, et rachetés par Dieu. Et si ils avaient tous reçu la terre promise, était-il juste que certains se l'accaparent. Dans une population d'esclaves libérés, était-il juste que certains réduisent les autres en esclavage ? On retrouve le même type d'arguments à travers le monde antique à Athènes, à Rome, et même en Chine.

  • p 108 : Pendant l'essentiel...

Chapitre 5 : Bref traité sur les fondements moraux des relations économiques[modifier | modifier le wikicode]

Comme pour les grandes religions qui, malgré le fait d'être des adversaires résolus de la dette, finissent par intégrer la logique comptable et quantifiée du marché dans leur critique, les théories des sciences sociales contemporaines sur les différentes formes d'obligation qui existent entre les hommes sont pour la plupart biaisées. Elles semblent intégrer systématiquement que la réciprocité et donc l'échange sont au fond la base de toutes les relations. Même quand on examine les mécanismes de don au sujet desquels il y a une importante littérature (Marcel Mauss etc.), on en parle presque toujours en terme d'échanges de don, en postulant que l'acte crée une dette et que le receveur du don devra finir par rendre le don.

  • p 111 : En outre, les composantes des sciences sociales qui revendiquent le plus un statut "scientifique" - la "théorie du choix rationnel" par exemple - partent des mêmes postulats que les économistes sur la psychologie humaine : la meilleure interprétation des êtres humains est de les voir comme des agents intéressés qui, dans toutes les situations, calculent la façon d'obtenir les meilleurs termes possibles, le plus de profit, de plaisir ou de bonheur pour le moins de sacrifice ou d'investissement. C'est curieux, puisque les psychologues expérimentaux n'ont cessé de démontrer et de redémontrer que ces postulats sont faux.

Le problème c'est que si on admet que c'est la réciprocité qui est à la base de toute relation, et qu'il y a toujours une forme d'échange, alors on admet que la dette est la base de toute morale, parce que c'est bien la dette qui est présente quand l'équilibre entre deux individus n'a pas encore été rétabli mais pourrait l'être. Ils se "doivent quelque chose". Et en revanche quand l'équilibre a été rétabli dans le cas de relations réciproques, d'échanges, alors la dette n'est plus là mais la relation non plus. Les deux individus n'ont plus rien à voir ensemble.

Pensons un peu à la relation parents-enfant, est-ce que c'est une relation de réciprocité basée sur l'échange ? Non la relation est très inégalitaire. Et pourtant est-ce qu'on la qualifierait d'immorale ou d'injuste ? La romancière Margaret Artwood raconte dans un ouvrage qu'Ernest Seton, un personnage, s'est vu présenter à ses 21 ans une facture de la part de son père pour tout ce qu'il a pu coûter dans sa vie, y compris les visites chez le médecin etc. Il a fini par la payer, mais n'a plus jamais adressé la parole à son père... La plupart des gens s'accorderont que c'est monstrueux comme comportement de présenter une facture à son enfant. Mais si on ne peut pas envisager de rembourser la dette dans une relation parent-enfant, est-ce qu'on peut encore parler de dette ?

On peut aussi s'attarder un instant sur les indigènes qui réagissent avec une logique totalement différente de la notre dans leurs relations. Le philosophe Lucien Lévy-Bruhl a compilé quelques exemples intéressants de ce genre. Par exemple : un homme sauvé de la noyade va demander à son sauveur de beaux habits, ou un autre qu'on a guéri de blessures graves infligés par un tigre va demander qu'on lui offre ensuite un couteau etc. On peut essayer d'imaginer ce qui se passe dans la tête de ce genre de personne. Par exemple imaginons que pour lui quand un homme sauve un autre ils deviennent frères et partagent tout. Alors la personne voit que son nouveau frère est extraordinairement riche et a peu de besoins, et pourrait partager plein de choses avec lui, du coup il lui demande. On peut conjecturer plein de choses, mais en attendant ces relations existent bel et bien et sont différentes de l'échange.

David Graeber avance qu'il existe 3 principes moraux susceptibles de fonder des relations économiques : le communisme, l'échange, et le hiérarchie.

Le communisme[modifier | modifier le wikicode]

Ce que Graeber appelle le communisme n'a rien à voir avec l'URSS, ni même avec la mise en commun des outils de production ou d'un code juridique particulier de propriété. C'est plutôt une histoire de relations morales entre individus, relations qui obéissent à l'adage "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins" (phrase célèbre que Marx avait sortie dans sa critique du programme de Gotha qui était trop grossièrement égalitariste à ses yeux).

Quand une canalisation est rompue par exemple, et que quelqu'un dit "passe-moi la clé anglaise", en général le collègue ne répondra pas "j'ai quoi en échange ?". Il va juste passer la clé anglaise sans comptabiliser son geste pour que l'autre lui rendre la pareille le même nombre de fois. Et ça c'est vrai même si les deux travaillent pour ExxonMobil, Burger King ou GoldMan Sachs. La plupart des entreprises capitalistes adoptent le communisme comme mode de fonctionnement interne, et de plus en plus dernièrement. Plus les employés doivent improviser et plus les laisser s'organiser de manière horizontale est efficace, alors que les structures hiérarchiques verticales provoquent la stupidité en haut, et l’inertie et la rancœur en bas. On peut mettre ça en lien avec ce dont on avait parlé au sujet du capitalisme cognitif qui pousse les entreprises à devenir plus horizontales et plus communistes pour des raisons d'efficacité pratiques.

Le communisme est en fait le socle de base de toute société, sur lequel tout le reste repose. C'est ça qui rend les relations simples de tous les jours possibles. Une simple cigarette demandée à un confrère fumeur (qui imaginerait la payer en liquide ?), ou même une information qu'on demande à un passant qui nous la donne (il pourrait aussi nous ignorer ou nous mentir après tout) est une forme de relation communiste. Selon le type de société on peut avoir du communisme plus ou moins étendu. En général il est beaucoup utilisé avec les proches avec qui on partage beaucoup de choses, mais dans les sociétés plus villageoises il est beaucoup plus étendu. Souvent même un étranger ne se voit pas refuser de la nourriture dans ce contexte. Et dans les tribus primitives généralement c'est la tribu entière qui est la famille donc on partage beaucoup plus.

Le communisme témoigne d'une certaine éternité. On suppose que ça va durer toujours, et donc compter n'a aucun sens. On est ici non pas dans une relation de réciprocité sur du donnant donnant, mais dans une relation de mutualité où chacun a une obligation envers l'autre, mais l'obligation ne dépend pas des services que chacun a déjà fournis.

Et le partage c'est aussi un des plaisirs de la vie, qu'on retrouve tant en période de famine qu'en période d'extrême abondance où on réalise les festins les plus raffinés pour les partager. Un des moyens d'être sûrs qu'on est en présence d'une relation communiste c'est que non seulement on ne compte pas, mais l'idée même de compter paraît blessante.

L'échange[modifier | modifier le wikicode]

Contrairement au communisme qui participe d'une certaine éternité, les relations d'échange peuvent être annulés à tout moment par l'une des deux parties : il suffit qu'elle donne autant qu'elle avait reçue et la relation est terminée.

Il existe deux types d'échanges avec des logiques inversées : l'échange commercial où les deux parties ne s'intéressent qu'à la valeur des choses échangés en essayant d'en tirer la transaction la plus avantageuse possible pour eux et donc la plus désavantageuse possible pour l'autre (d'ailleurs c'est pour ça que David Graeber disait dans le chapitre du troc que les transactions commerciales généralisées mèneraient les gens à s'entretuer si il n'y avait pas l'arsenal policier et juridique que nous avons aujourd'hui, c'est pour ça qu'avant la monnaie il n'y avait pas de troc, ceux des sauvages qui ont commencé à pratiquer abondamment le troc ont du être éliminés par la sélection naturelle et n'ont du coup jamais vraiment existé). Et puis il y a l'échange de dons qui permet de reconfigurer les relations sociales par des cadeaux. Dans le cas des dons la compétition fonctionne en général en sens inverse, c'est-à-dire qu'on cherche à montrer qui donne le plus dans un concours de générosité.

En général l'échange commercial a lieu entre personnes étrangères ou qui ne comptent pas se revoir et entretenir des relations, et c'est pour ça que l'équivalence de ce que chacun donne dans l'échange est atteinte rapidement pour annuler la relation. Parfois, il y a une mise en scène entre un marchand et un client pour faire comme si ils étaient amis le temps du marchandage, et pouvoir faire semblant de s'indigner si l'autre propose des conditions d'échange trop déraisonnables, mais la relation prend de toute façon fin dès que l'échange est conclu. C'est la raison pour laquelle dans les communautés de gens qui comptent se revoir souvent, comme par exemple les relations de voisinage, ou dans les communautés villageoises, on pratique plutôt la forme du don, pour préserver les relations.

  • p 128 : Laura Bohannan décrit ainsi... (presque toute la page)

Mais il faut faire attention, les échanges doivent se faire avec des personnes de même statut, au moins au moment de l'échange et jusqu'à la fin de la relation. Dans le cas de l'échange commercial le problème ne se pose pas puisqu'il suffit que les deux personnes échangent des choses de valeur équivalente et la relation s'arrête. Mais dans le cas des dons, si on fait un don important à une personne plus pauvre, on risque de la mettre dans l'embarras, et dans certaines cultures ce sera très mal vu parce qu'on sera perçu comme cherchant à l'humilier sans possibilité pour elle de faire quoi que ce soit. Et à l'inverse faire un don à quelqu'un de plus riche peut paraître ridicule, et on peut être ignoré et donc humilié. C'est le cas par exemple, explique Bourdieu dans "La dialectique du défi", dans les jeux d'honneur entre hommes kabyles en Algérie.

Faire des cadeaux aux rois est souvent très délicat aussi, il ne faut surtout pas offrir quelque chose qui vaudrait plus que le roi possède sinon il va en général nous faire exécuter, mais d'un autre côté la plupart des cadeaux ne seront pas à la hauteur de quelqu'un qui a déjà tout...

Dans certains cas aussi faire un don qui est accepté peut être un moyen de pouvoir ensuite demander l'objet qu'on veut à une personne. C'était le cas par exemple des guerriers Maori au XVIIIème siècle : quand un colon admirait le pendentif de jade d'un guerrier, celui-ci insistait lourdement pour lui offrir, puis au bout d'un temps raisonnable venait s'extasier devant le manteau ou le fusil du colon. La seule manière d'y échapper c'était de lui faire un cadeau avant qu'il ne vienne réclamer quelque chose.

La hiérarchie[modifier | modifier le wikicode]

L'échange suppose l'égalité des statuts, là où la hiérarchie suppose justement leur inégalité, et n'implique absolument pas la réciprocité. On a parfois du mal à le voir parce que ces relations sont souvent justifiées par des formules qui font "réciproques", par exemple : les paysans fournissent l'alimentation pendant que les seigneurs fournissent la protection. En fait la hiérarchie fonctionne selon la logique du "précédent". Dans ces situations les gens ne font pas les choses parce qu'ils les ont négociés, discutés pour chercher le juste milieu avant de se mettre d'accord, mais simplement parce que c'est la coutume. Et quand c'est la coutume qui détermine les relations, le seul moyen de savoir que quelqu'un a le devoir ou l'obligation de faire quelque chose c'est de montrer qu'il l'a déjà fait une ou plusieurs fois. C'est donc par exemple parce qu'on a déjà donné au seigneur qu'on doit continuer à lui donner (du coup il faut bien réfléchir avant de lui faire un cadeau la première fois), ou encore c'est parce qu'on obéit déjà à la caste supérieure qu'on doit continuer à lui obéir.

Ces mécanismes peuvent même amener à la formation d'Etats, quand les brigands systématisent leur pillage au point de donner des ordres réguliers aux dominés, ils finissent par renverser les choses et ne plus présenter ça comme de la prédation, du pillage, mais comme quelque chose qui était déjà là et de normal : le souverain doit être obéi loyalement par ses sujets parce que c'est comme ça que ça s'est toujours fait et que chacun a son rôle.

Parfois les supérieurs hiérarchiques profitent de leur situation pour prendre plus que ce qu'ils donnent de la part de leurs inférieurs, mais parfois c'est l'inverse :

  • p 138 : Les observateurs ont souvent signalé... (jusqu'à la fin de la sous-partie)

Le passage d'une modalité à l'autre[modifier | modifier le wikicode]

David Graeber insiste sur le fait que pour lui ces trois rapports moraux coexistent dans toute société, à des dosages plus ou moins grands. Il est inimaginable pour lui d'avoir une société où il n'y ait que l'un de ces rapports entre les individus. Si nous ne l'avons pas vu jusqu'ici c'est que quand on essaye de penser la société on finit toujours par essayer de la penser en terme d'équilibre, de réciprocité (même le cas des nobles qui protègent et des paysans qui nourrissent alors que leur rapport est hiérarchique).

Ces trois rapports moraux sont souvent entremêlés et parfois on voit un glissement entre eux. C'est la raison pour laquelle par exemple l'inuit ne voulait pas de remerciement parce "qu'avec des cadeaux on fait des esclaves et avec des fouets on fait des chiens". Si une personne se met à faire de trop bonnes chasses l'aide mutuelle va se changer en inégalité puisque les autres vont finir par se sentir obligés envers elle, et les inuits ont des gardes fous pour éviter que le communisme ne dévie vers une forme de hiérarchie, un rapport clientéliste. Par exemple une attitude courante pour celui qui fait une chasse extraordinaire c'est de s'auto-déprécier par de la dérision.

Si on jette un oeil au contrat de travail salarié, on voit qu'il s'agit d'un contrat entre égaux, qui stipule que pendant un temps ils ne seront plus égaux mais dans un rapport de hiérarchie. Pour David Graeber c'est là l'essence même de la dette : une dette c'est une relation entre des égaux potentiels, qui ne sont pas égaux sur le moment (l'un est endetté) mais pour lesquels il y a moyen de rééquilibrer les choses pour les rendre égaux à nouveau. Tant que la dette n'est pas remboursée c'est la logique de la hiérarchie qui s'applique. Si la dette devient difficile ou impossible à payer, alors le débiteur est l'obligé du créancier mais c'est en plus de sa faute parce qu'à la base il est censé être son égal. Donc il a un sentiment de culpabilité, de pêcher qu'on retrouve dans la religion.

  • p 148 : Une dette n'est donc qu'un échange... (+ le paragraphe de la page suivante)

Si on regarde bien nos propres habitudes on constatera dans nos formules de politesse des éléments de comptabilité. Quand on dit "merci" on dit en fait qu'on est à la merci de la personne, qu'on est son obligé, qu'on lui en doit une. Et la personne qui répond "de rien, c'est moi" dit en fait qu'on ne lui doit rien, c'est même lui qui nous en doit une, une ligne de compte dans son infini carnet imaginaire. Cette conception de la morale est assez récente, elle s'est inspirée de la révolution marchande du XVIème XVIIème siècle, et c'est la quintessence de la morale bourgeoise. D'un côté on dit qu'on n'est obligé de rien avec des "s'il vous plait" (sous entendu fais-le, mais sans te sentir obligé), et de l'autre on traite les gestes courants du communisme fondamental comme un échange réciproque, où implicitement chacun "en doit une" dès qu'on lui rend un service.

Discussion[modifier | modifier le wikicode]

Atelier du 331 Mars (chapitre 4)[modifier | modifier le wikicode]

Dans cet atelier on n'a fait que le chapitre 4 "Cruauté et rédemption". On a fait ça en audio-conférence mumble.

Voilà les remarques :

  • Donc on parle ici du rapport avec l'aspect commercial de la religion et non pas de son aspect moral, c'est bien ça ?
    • Eh bah David Graeber dit justement qu'il s'agit de la même chose. Vu que les livres des prophètes ont été écrits à une période où la dette provoquait de grandes crises avec des tas de gens qui finissaient en servage à cause de leurs dettes, on a dans ces livres des cris de révolte sous forme morale contre les effets de la dette vécus par les gens et qui paraissaient très injustes.
  • Le catholicisme interdit l'usure, là où le protestantisme l'encourage. Il y a une scission entre les différents courants vis-à-vis de cette question.
    • Et alors qu'en est-il des possessions vertigineuses du Pape ?
      • Il y a effectivement quelques contradictions dans les courants et des personnes se lèvent contre ça.
    • Et d'ailleurs l'ancien testament (très "oeil pour oeil" et violent) accepte l'usure, alors que le nouveau avec Jésus le rejette.
      • Pourtant le texte de Néhémie c'est tiré de l'ancien testament, et Néhémie abolit toutes les dettes pour que les gens qui sont en servage et leurs enfants rentrent chez eux, et instaure même le fait de le faire tous les 7 ans. C'est plutôt une démarche qui va contre le marché, la dette et leurs effets néfastes.
    • Le problème central c'est vraiment l'usure
      • Mais alors si on supprime l'usure tous les problèmes sont résolus ? Imaginons par exemple une personne qui emprunte sans intérêt, mais dont l'affaire fait faillite. Il se retrouverait quand même dans la situation de ne plus pouvoir rembourser et potentiellement à devoir aller servir chez le créancier non ?
  • Avec la monnaie papier qui n'est plus garantie par rien on a des crises, c'est de pire en pire.
    • A l'époque antique où la monnaie était souvent en or ou en argent on avait aussi des crises pourtant et assez violentes, avec tellement de gens qui sont en servage ou péonage qu'il finissait par y avoir une révolte pour abolir les dettes. Difficile de croire que reconnecter la monnaie flottante avec l'or réglerait le problème des crises.
  • Certaines personnes aux Etats Unis ont attaqué les banques au tribunal et ont fini par gagner. On n'en parle pas assez mais si on le faisait tous on gagnerait sans doute aussi. [référence à mettre]
  • Après la 2ème guerre mondiale on a effacé les dettes de certains Etats comme l'Allemagne, est-ce qu'on en pourrait pas recommencer ?
  • La propriété (de la terre) pose vraiment problème, ceux qui l'ont s'enrichissent considérablement et la gardent pour eux, les paysans par exemple ont une sécurité que nous n'avons pas.
    • Proposition : Il serait intéressant de faire un atelier sur la propriété (de Proudhon, Marx etc. aux diverses versions des droits de l'homme, il y a de quoi faire).
    • Mais pourtant les gens les plus riches sont ceux qui ont de l'argent, des actions, et pas forcément des terres (la révolution c'était justement l'avantage donné à ceux qui ont des possessions mobilières).
      • Oui mais la terre c'est matériel, c'est concret. L'argent papier un jour on l'a, le lendemain il ne vaudra peut être plus rien.
  • Comment se fait-il que nous soyons 99% mais qu'on obéisse quand même au système qui nous asservit, dans un espèce de syndrome du larbin ?
    • On est divisés, on n'a pas le temps, et en plus on est nous aussi à notre façon les 1% des occidentaux riches de la planète
    • La monnaie est un sujet tabou, il faut pousser les gens à l'étudier pour nous sortir de là
    • Que faire alors ?
      • Faire de l'éducation populaire
      • Le boycott organisé marche pas mal et peut nous permettre d'avoir un pouvoir direct collectif sur les entreprises.
      • Il faut faire attention à internet, utiliser des logiciels libres, éviter de nourrir les géants du net (peut être en se reversant les recettes publicitaires)
        • On peut rapprocher ça du projet contributif de Stiegler (qu'on devrait un peu plus creuser)
        • Proposition : à ce propos on pourrait faire bientôt un atelier sur les logiciels libres et leurs valeurs selon Richard Stallman.
  • Une remarque aussi : le mumble nous a permis de nous forcer à parler chacun son tour en attendant que l'autre ait fini de parler. Il y a vraiment des avantages là dedans, à refaire.

Atelier du 338 Mars (chapitre 5)[modifier | modifier le wikicode]

Audio de l'atelier (il manque juste le tout début de la présentation) : https://www.youtube.com/watch?v=gmSxrlc7YzE

Si vous êtes motivés, une liste des principaux arguments développés dans la discussion serait la bienvenue dans ce CR.